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par Francis Gendreau - février 2017
source : www.monde-diplomatique.fr

Si, en mai 2016, la visite au Vietnam de M. Barack Obama, alors président des États-Unis, a marqué une nouvelle étape dans le rapprochement entre les deux pays, le problème de l’agent orange est resté en suspens. Ce défoliant massivement utilisé durant la guerre contenait une substance extrêmement toxique, la dioxine, qui a des effets encore aujourd’hui sur la santé et sur l’environnement (1).

Une plainte contre les fabricants du défoliant, soit vingt-six sociétés, dont Monsanto et Dow Chemical, a été déposée aux États-Unis par l’Association vietnamienne des victimes de l’agent orange/dioxine (VAVA) début 2004. Mais elle a été rejetée en première instance en mars 2005, en appel en février 2008, et enfin par la Cour suprême en février 2009.

Les victimes n’ont pas renoncé pour autant. Française d’origine vietnamienne, Mme Tran To Nga a assigné en justice les sociétés américaines accusées d’avoir fourni à l’armée américaine cet herbicide devant le tribunal de grande instance d’Évry (Essonne — son département de résidence), en juillet 2014. En effet, depuis la loi de 2013, une victime de nationalité française peut saisir la justice française pour un tort commis par un tiers étranger à l’étranger.

Mme Tran To Nga, âgée de 74 ans, vient de publier son autobiographie, qui explique bien son parcours et les conditions dans lesquelles elle a été victime des épandages d’agent orange (2). Née dans le delta du Mékong de parents nationalistes, militants de l’indépendance, elle connaît son premier engagement à l’âge de 8 ans, quand sa mère lui donne des messages secrets à transmettre. Elle suit ses études à Hanoï jusqu’en 1965, date d’obtention de son diplôme universitaire de chimie. Elle rejoint alors les maquis du Sud par la piste Ho Chi Minh : en camion jusqu’au 17e parallèle démarquant la zone occupée par les Américains, puis à pied, pendant près de quatre mois, avec un « barda » de vingt-cinq kilos sur le dos ! Elle devient journaliste de l’agence vietnamienne d’information de l’époque (Giai Phong), puis agent de liaison ; elle termine la guerre à Saïgon, où elle connaît la prison, les interrogatoires et la torture. Une fois la paix revenue, elle occupe diverses fonctions dans l’enseignement, puis décide de s’installer en France au milieu des années 1990.


Une pluie gluante

De 1966 à 1972, elle a donc vécu, circulé et travaillé dans la jungle, et notamment dans des régions gravement touchées par l’agent orange (Cu Chi, Long Binh et le long de la piste Ho Chi Minh). Fin 1966, elle est recouverte d’une « pluie gluante [qui] dégouline sur [s]es épaules, se plaque sur [s]a peau ». Elle se lave, change de vêtements et « oublie aussitôt », raconte t-elle. Mais, sur les trois filles qu’elle met au monde, l’une meurt d’une affection cardiaque (la tétralogie de Falot) à l’âge de 17 mois, et la deuxième est atteinte d’alpha-thalassémie. Mme Tran To Nga ne comprend pas et culpabilise. Elle-même souffre de nombreuses maladies (diabète de type 2 et alpha-thalassémie, qu’elle a transmise à son enfant). Il lui a fallu des années pour comprendre que l’agent orange était la cause de toutes ces pathologies.

Un laboratoire allemand spécialisé a procédé en 2013 à l’analyse de son sang, qui présente un taux de dioxine de 16,7 pg/g ; ce qui permet d’estimer qu’en 1970, il devait atteindre 50 pg/g, un taux largement supérieur au niveau maximum admis par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Ce calcul tient compte du temps écoulé (la dioxine est progressivement éliminée) et de ses trois grossesses (l’enfant absorbe une partie de la dioxine de la mère durant la grossesse puis à travers l’allaitement).

Au soir de sa vie, cette « fille du Mékong », qui a lutté contre le colonialisme français puis contre l’impérialisme américain, entame donc un troisième combat, celui pour la justice. Pas seulement pour elle, mais pour toutes les victimes vietnamiennes de ce poison. « C’est la dernière contribution d’une vieille révolutionnaire. »

David contre Goliath

Le procès s’est ouvert le 16 avril 2015. Trois avocats la défendent : Mes William Bourdon, Bertrand Repolt et Amélie Lefebvre. Cinq audiences ont eu lieu, au cours desquelles les sociétés américaines ont adopté une tactique classique en demandant de multiples documents pour ralentir la procédure. Par exemple, elles ont réclamé la preuve que Mme Tran To Nga était bien employée de l’agence Giai Phong et qu’elle était présente dans les zones d’épandages (contrat de travail, bulletins de salaire, ordres de mission, rapports d’activité) — documents dont le tribunal a tout de même considéré qu’il était déraisonnable de les exiger compte tenu de la situation de guerre. Il a fallu attendre l’audience du 15 décembre 2016 pour que le dossier commence à être traité sur le fond : quelle est la responsabilité des sociétés dans ce drame ? Le combat de David contre Goliath risque de durer des mois.

La dioxine se dégrade lentement. On ne la trouve donc plus qu’à l’état de traces aujourd’hui au Vietnam, sauf dans les zones les plus polluées (les points chauds) : les régions où ont été effectués les épandages les plus massifs (vallée d’A Luoi, à l’ouest de Huê, près de la frontière laotienne, par exemple), les aérodromes où les barils de défoliants étaient stockés, comme à Da Nang ou Bien Hoa, et leurs abords, où les avions achevaient de larguer leur cargaison avant d’atterrir au retour de leurs missions d’épandage (3). On en trouve à des taux élevés dans le sol, dans les sédiments ou dans des lacs. La dioxine peut donc se retrouver dans certains aliments (poissons, crevettes, poulets, canards, porcs). Et pourtant, la propagande américaine durant la guerre affirmait l’innocuité du défoliant (voir tract ci-dessous).




 Traduction du tract

    1 - Titre : M. Nam est concerné par le défoliant

    Les vietcongs [combattants pour l’indépendance] : « L’armée de la République du Vietnam [sud, allié des Etats-Unis] pulvérise sur votre ferme un poison terrible pour vous tuer »...

    2 - Une fois, dans le bus emprunté pour rendre visite à sa mère, Nam a été arrêté par des vietcongs caché dans les buissons sur le côté de la route. Ils ont volé tous les passagers et ont pris leurs biens. Ils n’ont rien laissé, pas même le plus petit paquet.

    3 - Pour la prochaine visite à sa mère, Nam a changé son plan. Il a pris le bateau, croyant qu’il serait plus sûr. Il fut de nouveau attaqué par des vietcongs caché dans les buissons sur les berges de la rivière. En plus de perdre ses biens dérobés par les vietcongs, son cousin a été tué sur les lieux.

    4 - Les Vietnamiens regardent les affiches qui appellent à s’engager pour combattre les vietcongs

    Nam a entendu que des vietcongs se cachaient souvent dans les buissons épais le long des lignes de chemins de fer pour y poser des mines et voler des passagers sur les trains.

    5 - Par conséquent, pour protéger la vie et les biens de tout le monde, le gouvernement utilise un défoliant pour détruire tous les endroits à feuillage épais que des vietcongs utilisent pour se cacher et ensuite terroriser et assassiner des civils.

    6 - Hé ! Ami, ces pulvérisations sont-elles nocives pour les humains, les animaux, le sol ou l’eau potable ?

    — Le seul effet de la pulvérisation est de flétrir les arbres et de faire tomber leurs feuilles. Il ne cause aucun dommage aux humains, aux animaux, au sol ou à l’eau potable.

    Regardez-moi, vous pouvez voir que je suis en bonne santé. Chaque jour, en accomplissant mes devoirs, je pulvérise ces produits. Est-ce que je vous parais malade ?

    La propagande du Vietcong a fait fait peur à Nam parlant des produits chimiques utilisés par le gouvernement.

    7 - [Document pour les agriculteurs : « Dommages causés par les cultures »

    Nam : Il y a encore un problème. Et mes récoltes ...?

    — Si, sous quelque circonstance malheureuse, vos récoltes sont affectées par les défoliants, le gouvernement vous paiera. Toutes les réclamations dans le district sont transmises à la province et seront traitées rapidement.

    8 - Les vietcongs continuera à critiquer le programme de défoliation de l’Armée du Sud-Vietnam parce qu’ils n’auront pas de place pour se cacher.

    — Maintenant, je suis entièrement rassuré et je n’ai plus aucune question sur les défoliants. Je décide de ne jamais écouter la propagande des vietcongs.

    Maintenant Nam et tous les autres comprennent les vraies raisons de la propagande mensongère des vietcongs sur la pulvérisation des défoliants.



Certes, les États-Unis ne sont pas totalement absents des travaux de réparation. Depuis août 2012, ils participent au projet de décontamination de l’aéroport de Da Nang et d’aide aux populations riveraines, qui coûtera 43 millions de dollars. Un système de traitement thermique des sols infectés a été mis au point : les 30 hectares et les 70 000 mètres cubes de terre devraient être nettoyées d’ici 2018.

Après Da Nang, ce sera au tour de Bien Hoa (province de Dong Nai), dont l’aéroport était la base la plus importante en termes de nombre d’avions d’épandage, d’utilisation et de stockage de défoliants. La contamination y semble encore plus sévère et plus étendue qu’à Da Nang : environ 250 000 mètres cubes de terre devront y être traités. Le coût de l’opération, qui pourrait prendre plus d’une décennie, est estimé à plus de 85 millions de dollars.

Depuis 2002, les États-Unis participent à une structure officielle de concertation avec le Vietnam, le Joint Advisory Commitee on Agent Orange/Dioxin (4). Même s’ils n’ont toujours pas reconnu leur responsabilité dans cette guerre chimique, cette implication peut être considérée comme une façon non officielle d’admettre les dégâts causés par leurs épandages, et donc leur responsabilité. En contradiction avec leurs déclarations officielles.

Normalisation avec les États-Unis

Cette dimension politique et diplomatique du problème représente sans doute le point le plus sensible et le plus délicat. Après la guerre, puis les années difficiles vécues jusqu’au Doi Moi (« renouveau »), en 1986, le Vietnam a voulu reprendre toute sa place dans la « communauté internationale ». Cela passe par une certaine normalisation de ses rapports avec les États-Unis. Il faut se rappeler que l’embargo économique et commercial décidé par Washington contre le Nord-Vietnam durant la guerre a été étendu en 1976 à l’ensemble du pays réunifié. Il n’a été supprimé qu’en février 1994 — sauf celui sur les ventes d’armes, que M. Obama n’a levé que lors de sa dernière visite. Les relations diplomatiques n’ont été rétablies qu’en 1995, avant qu’un traité commercial soit signé entre les deux pays en 2000. Il aura donc fallu vingt-cinq ans après la fin de la guerre pour revenir à la normale.

Les relations se sont alors fortement développées entre les deux pays, non seulement sur les plans économique et commercial, mais aussi dans divers domaines (sciences, techniques, éducation, formation, santé, travail, culture, etc.), y compris militaire : depuis 2003, les deux pays mènent régulièrement des exercices navals conjoints. Ils ont instauré un « dialogue stratégique en politique, sécurité, défense et coopération humanitaire » en 2005 et un « dialogue de défense » en 2010. En juillet 2015, le secrétaire général du Parti communiste vietnamien (PCV), M. Nguyen Phu Trong, a effectué une visite officielle aux États-Unis.

Cette stratégie résulte pour le Vietnam du pragmatisme constant de sa diplomatie. Après l’éclatement de l’URSS, et du fait de ses relations compliquées avec la Chine, il pratique ce qu’il nomme une « diplomatie d’équilibre », en développant de bonnes relations avec son ancien agresseur (lire « Un encombrant voisin et l’ami américain »). Aussi, sans avoir mis de côté le dossier de l’agent orange, il le gère « à bas bruit », selon l’expression officielle. Les États-Unis s’en accommodent parfaitement, car cela leur permet de gagner du temps et de ne s’engager financièrement que très modestement, tout en se donnant une image « humanitaire ».

Dans les accords de Paris, en janvier 1973, les États-Unis s’étaient pourtant engagés à apporter leur contribution « à la tâche de panser les blessures de guerre et à l’œuvre d’édification d’après-guerre (5) » ; un montant de 3 milliards de dollars de dommages de guerre aurait même été promis par M. Richard Nixon, somme qui n’a jamais été payée. Ce qui n’empêche pas les États-Unis de tancer régulièrement le Vietnam sur les questions de démocratie, de droits humains ou de liberté religieuse… Mais chacun des deux pays a intérêt à entretenir de bonnes relations avec l’autre.

Complicité en France

L’affaire de l’agent orange ne concerne pas que le Vietnam. Le produit a également fait des dégâts au Cambodge et au Laos. Il a même été utilisé en Corée, le long de la zone démilitarisée entre les Corées du Nord et du Sud. Il a été testé au Canada (à Gagetown, New Brunswick) ainsi qu’en Thaïlande (près de Pranburi). Il a été stocké sur des bases militaires américaines, non seulement aux États-Unis (notamment sur l’atoll Johnston, dans le Pacifique, où les fûts inutilisés ont été stockés après la guerre), mais aussi dans d’autres pays, par exemple en Corée du Sud (Camp Carroll) ou au Japon. Malgré les dénégations des États-Unis, la présence d’agent orange à Okinawa est aujourd’hui clairement prouvée (6). La base de Kadena a même servi pour l’entraînement des personnels à l’utilisation des herbicides (avec des épandages à la clé), et pour le nettoyage et l’entretien des avions utilisés au Vietnam.

Les sociétés américaines assignées devant la justice française sont-elles les seules à avoir fabriqué l’agent orange ? Il semble qu’elles ont trouvé une complicité en France. Un ancien ouvrier de l’usine Progil de Pont-de-Claix (près de Grenoble), dévolue à la chimie du chlore, témoigne qu’« un atelier, appelé “les hormones”, y fut spécialement construit pour produire du 2,4-D et du 2,4,5-T, constitutifs de l’agent orange (7) ». Ce produit partait directement à Saïgon, puis fut acheminé via Rotterdam quand la contestation contre la guerre du Vietnam s’amplifia. Cette information, déjà fournie par un syndicat de l’entreprise (Front ouvrier démocratique, FOD) en 2004, n’a été que partiellement confirmée par M. Alain Godard, ancien président-directeur général de Rhone-Poulenc (8). Sur son blog sur le site d’Alternatives économiques (9), il admet que Rhône-Poulenc a longtemps fabriqué dans son usine de Pont-de-Claix l’herbicide 2,4-D, « largement utilisé pendant des décennies par tous les céréaliers du monde ». Mais il n’en dit pas plus, alors que, de 1966 à 1972, il semble que de l’agent orange y ait été fabriqué, l’atelier évoluant ensuite vers une fabrication de désherbants pour l’agriculture qui fut arrêtée en 2006.

Le dossier est donc particulièrement complexe. Et si Mme Nga écrit : « Mon histoire est banale », elle souligne toutefois : « Il y a des femmes, des hommes, des enfants, qui attendent que justice leur soit rendue. »

Francis Gendreau
Président de l’Association d’amitié franco-vietnamienne (AAFV) de 2002 à 2007, secrétaire du Comité pour la coopération scientifique et technique avec le Vietnam (CCSTVN).

 

(1) Lire « Au Vietnam, l’agent orange tue encore », Le Monde diplomatique, janvier 2006 ; André Bouny, Apocalypse Viêt Nam. Agent Orange, Demi-Lune, Paris, 2010, ainsi que le film de Thuy Tien Ho et Laurent Lindebrings, Agent orange. Une bombe à retardement, Orchidées, Paris, 2012, 57 minutes.

(2) Tran To Nga, Ma terre empoisonnée. Vietnam, France, mes combats, Stock, Paris, 2016, ainsi que la recension par Xavier Monthéard, Le Monde diplomatique, septembre 2016.

(3) Des travaux de terrain sont menés au Vietnam pour mieux cerner cette réalité. Des niveaux élevés de dioxine ont déjà été trouvés à Bien Hoa, Da Nang et Phu Cat.

(4) Il existe une autre structure de concertation, non gouvernementale celle-ci : le Groupe de dialogue Vietnam-États-Unis sur l’agent orange, créé en 2007 par la Fondation Ford pour travailler sur les problèmes liés à l’agent orange et mobiliser les financements pour y remédier.

(5) Article 21 de l’accord de Paris du 27 janvier 1973 sur la cessation de la guerre et le rétablissement de la paix au Vietnam.

(6) Cf. Jon Mitchell, « Herbicide Stockpile” at Kadena Air Base, Okinawa : 1971 U.S. Army report on Agent Orange » (PDF), The Asia-Pacific Journal : Japan Focus, vol. 11, n° 1, 7 janvier 2013.

(7) René Cyrille, « On nous écrit : l’agent orange fabriqué aussi en France », Journal de Lutte ouvrière, n° 2299, Pantin, 22 août 2012.

(8) Progil est devenu par la suite Rhône-Progil, Rhône-Poulenc, Rhodia puis Perstorp, et s’appelle maintenant Vencorex.

(9) Alain Godard, « Halte aux marchands de peur : viande rouge, charcuterie, chimie... et les fruits et légumes ? », 3 novembre 2015, http://alternatives-economiques.fr/...



source : www.monde-diplomatique.fr

Agent Orange Viêt Nam

WWW.AGENT-ORANGE-VIETNAM.ORG

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