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Tran To Nga, une vie empoisonnée
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- Publication : 25 Octobre 2018
source : https://www.liberation.fr
Par Arnaud Vaulerin — 24 octobre 2018
Exposée à l’agent orange au Vietnam, l’ancienne journaliste attaque depuis la France les sociétés américaines accusées d’avoir fourni l’herbicide aux GI.
C’est un anniversaire que Tran To Nga ne célébrera pas. Il y a cinquante-deux ans, alors reporter, cette jeune vietnamienne aperçoit dans le ciel bleu de Cu Chi (nord de Saigon) un «nuage blanc», une longue traînée dans le sillage d’un C-123 de l’armée américaine. Puis, quelques instants plus tard, comme elle l’a écrit dans son autobiographie (1), «une pluie gluante dégouline sur mes épaules et se plaque sur ma peau. Une quinte de toux me prend. […] Je vais me laver. Et puis j’oublie aussitôt». Dans les mois qui suivent, elle est à nouveau victime des épandages d’agent orange que les Etats-Unis ont pris l’habitude de déverser par millions de litres sur le Vietnam depuis 1961. «Comme je suivais les troupes du Front national de libération du Sud-Vietnam pour l’agence d’information Giai Phong, je traversais la jungle, marchais dans les marécages, en me trempant dans des zones humides et des sols pollués», raconte à Libération Tran To Nga, aujourd’hui âgée de 76 ans et malade.
«Horreur»
Elle a mis des années à prendre conscience de l’«exceptionnelle toxicité» de l’agent orange, selon les mots même de Dow Chemical, l’un des fabricants de ce défoliant répandu sur environ 12 % du sud du Vietnam en contaminant entre 2 et 5 millions de personnes. Il a fallu que, un à un, elle relie des événements à des diagnostics avant d’entamer une action en justice, qui entre dans une phase cruciale. Après avoir perdu une première enfant en 1969, morte à 17 mois des suites d’une malformation cardiaque congénitale, elle a découvert que ses deux dernières filles, nées en 1971 et 1974 étaient également victimes de complications cardiaques et osseuses. L’une d’elle, comme sa mère, est atteinte d’alpha-thalassémie, une maladie génétique de l’hémoglobine. «Les petits-enfants ont des problèmes respiratoires et une santé fragile», témoigne leur grand-mère, qui a été atteinte d’un cancer du sein et héberge en son corps des nodules sous-cutanés.
Une visite va finir de la convaincre des effets durables du poison. En 2008, Tran To Nga se rend à Thai Binh, au sud-est de Hanoi. Dans cette ville où l’Association vietnamienne des victimes de l’agent orange (Vava) construit des lieux d’accueil, l’ex-journaliste constate combien «l’horreur s’est répandue» : parents d’une maigreur cadavérique ou apathiques, enfants difformes ou défigurés, victimes directes ou indirectes de l’agent orange. Les analyses que Tran To Nga entreprend auprès du laboratoire allemand Eurofins GfA sont sans ambiguïté : un taux de dioxine largement supérieur au seuil des pays asiatiques non industrialisés.
Perturbateur endocrinien extrêmement puissant, cette dioxine - dont la formule chimique est «2,3,7,8-TCDD» - entre dans la composition de l’agent orange. «Les valeurs d’antan de dioxines dans l’organisme de Mme Tran ont accompli leur œuvre de mort», conclut le professeur et toxicochimiste André Picot, membre honoraire auprès du CNRS, à la lecture des résultats de 2011. En juillet 2014, Tran To Nga décide donc d’assigner en justice vingt-quatre sociétés américaines (Dow Chemical, Monsanto, Uniroyal, Occidental Chemical, T.H. Agriculture…) accusées d’avoir fourni aux GI des fûts de couleur orange de cet herbicide ravageur.
Le tribunal de grande instance d’Evry, où cette Française d’origine vietnamienne réside, reçoit la plainte. Et se lance dans un marathon judiciaire en vertu d’une modification de la loi qui autorise un ressortissant français à intenter une action en justice pour des faits commis en dehors de l’Hexagone par un étranger. «Au terme de quatre années de procédures, nous sommes en train de terminer les échanges d’écriture sur la question de la chaîne de responsabilité», explique l’avocate Amélie Lefebvre qui, aux côtés de Bertrand Repolt et William Bourdon, défend ce «seul cas en Europe». Une nouvelle audience de «mise en état» est prévue le 17 décembre, notamment pour établir le calendrier des plaidoiries. «Nous disposons d’une série d’analyses médicales, d’attestations de gens de l’époque, de déclarations officielles avec lesquelles nous allons pouvoir restituer les faits correctement pour établir tout un pan historique et envisager des réparations, poursuit Amélie Lefebvre. Nous espérons obtenir une décision de justice qui sera applicable en France.»
Vétérans
Décorée de la Légion d’honneur, Tran To Nga dit agir «au nom des milliers de victimes du poison de l’agent orange qui transmet la mort de génération en génération. Tant que je suis en vie, je ne renoncerai pas». Même si Monsanto a été récemment avalé par Bayer, le rachat ne fait pas disparaître la recherche de la responsabilité du géant de l’agriculture, des pesticides et des OGM. Le cabinet Bourdon et associés entend fonder son action sur les aveux des sociétés poursuivies, qui connaissaient les effets toxiques de l’agent orange. Et si les actions des victimes civiles ont toutes échoué aux Etats-Unis jusqu’à présent, des vétérans de l’armée ont été indemnisés par l’administration américaine après leur exposition à l’agent orange. «Le lien de causalité a donc été établi. Alors pourquoi ne serait-il pas valable pour des civils, si des vétérans en ont bénéficié ?» interroge Amélie Lefebvre. Début de réponse en décembre.
(1) Ma Terre empoisonnée, Stock (2016).
Arnaud Vaulerin
source : www.liberation.fr
Par Arnaud Vaulerin — 24 octobre 2018
Vietnam : l’agent orange scruté in situ
Vietnam, Biên Hoa, province de Dong Nai en 2015. Nguyên Thanh Hiêp Nam, 34 ans. Atteint de multiples malformations et anomalies génétiques.
Photo extraite de «Monsanto, une enquête photographique» (Actes Sud) Photo Mathieu Asselin
Quarante-trois ans après la fin de la plus importante guerre chimique du XXe siècle, une mission de terrain inédite s’apprête à enquêter sur l’impact sanitaire de l’herbicide, qui a contaminé entre 2 et 5 millions de personnes. Mais aussi sur les pesticides encore utilisés.
Le projet n’a pas d’équivalent : une équipe scientifique pluridisciplinaire va enquêter en Asie du Sud-Est sur les conséquences de l’épandage de l’agent orange, défoliant employé par les Etats-Unis durant la guerre du Vietnam, et sur les effets aujourd’hui des pesticides utilisés par l’agriculture dans la région. Le dossier de cette mission d’expertise sera déposé ce jeudi pour validation à la Maison des sciences de l’homme de Montpellier, où sont basés la grande majorité des scientifiques, praticiens et professeurs investis dans cette recherche clinique. Après le verdict historique rendu en août dans l’affaire du jardinier américain Dewayne Johnson contre le géant de l’agrochimie Monsanto (jadis producteur de l’agent orange et aujourd’hui du glyphosate), les résultats de l’enquête sont très attendus.
«Malformations»
«L’agent orange et le distilbène sont des perturbateurs endocriniens extrêmement puissants qui auraient dû servir d’exemples, de précurseurs, pour montrer la contamination des milieux naturels et les effets transgénérationnels, explique Charles Sultan, endocrinologue pédiatrique et l’un des piliers du projet. Il n’est absolument pas exclu que le glyphosate et que d’autres pesticides employés aujourd’hui dans l’agriculture produisent les mêmes résultats. Cet effet transgénérationnel interpelle le médecin mais aussi le citoyen.»
Les objectifs de cette mission, évaluée à près de 300 000 euros, sont à la fois très ambitieux et très nombreux. En associant les sciences humaines (historien, ethnologue, sociologue), les praticiens (endocrinologue, psychiatre, épidémiologiste, biologiste) et le réseau associatif (vétérans, familles de victimes), l’équipe scientifique entend croiser les expertises françaises et vietnamiennes, multiplier les angles d’approche dans une région marquée par la plus importante guerre chimique du XXe siècle.
Entre 1961 et 1971, dans le cadre de l’opération «Ranch Hand», les Etats-Unis ont déversé environ 100 millions de litres d’herbicides, dont l’agent orange, au Vietnam. Cette substance est composée de deux molécules et d’un sous-produit, le «2,3,7,8-TCDD», plus connu sous le nom de dioxine de Seveso, extrêmement puissant et aux effets durables. «Au moins 386 kg de dioxine ont été déversés dans la nature et ont eu un impact sur plusieurs générations en provoquant des cancers, des malformations congénitales, des morts néonatales… rappelle le docteur en pharmacie Dorian Brunet, auteur d’une thèse sur l’utilisation de l’agent orange durant la guerre du Vietnam et ses conséquences sur la santé. Mais l’estimation pourrait être encore loin de la réalité car de fortes concentrations de dioxines ont été trouvées à des endroits qui n’étaient pas réfé rencés dans les archives américaines.»
«Tropisme»
On estime qu’entre 2 et 5 millions de personnes ont été contaminées par ces campagnes de défoliation dont l’«objectif double était de mettre les troupes ennemies à découvert et de détruire leurs récoltes», explique le professeur d’histoire Pierre Journoud, l’autre pilier du projet.
L’équipe scientifique va d’abord procéder à un état des lieux sur l’agent orange au Vietnam en identifiant les victimes, les types de maladies, de malformations, les régions les plus contaminées. Elle va aussi se livrer à une étude de cas témoins avec un échantillon d’enfants contaminés comparé à un autre ensemble sain. «Ça n’a jamais été fait jusqu’à présent», note Charles Sultan.
Troisième axe de recherche : une étude biologique sur le sang «pour mettre en évidence des résidus de dioxine, de pesticide», poursuit-il. «S’agit-il d’une contamination directe, par la chaîne alimentaire par exemple, ou épigénétique, avec transmission par le sang et les gamètes des parents ?» Enfin, un laboratoire effectuera des prélèvements de cheveux qui permettront notamment d’étudier l’impact des pesticides au Vietnam, mais également au Cambodge, en Thaïlande et au Laos.
«Les dioxines sont des pesticides, conclut Charles Sultan. Et l’agent orange est un modèle clinique extraordinaire pour étudier la relation de cause à effet des perturbateurs endocriniens.» L’historien Pierre Journoud se félicite d’avoir le soutien des autorités vietnamiennes et l’accès à de nouvelles archives : «Nous devrions revisiter la guerre chimique et sortir d’un tropisme exclusivement humanitaire. Quel rôle ont joué exactement les autorités du Sud-Vietnam dans ce recours massif aux défoliants ?» Mais les difficultés ne devraient pas manquer. Même quarante-trois ans après la fin de la guerre, «la question de l’agent orange reste sensible entre les Etats-Unis et le Vietnam», constate Pierre Journoud, qui pointe la «dimension culturelle au sein de la société vietnamienne pour expliquer les réticences et les pudeurs à évoquer le sort des victimes et de leurs proches». Et quand l’équipe abordera l’utilisation des pesticides aujourd’hui, elle risque également d’affronter de redoutables moulins à vent.
Arnaud Vaulerin